5 ans après, 7 questions à Charlie Hebdo
Ils ont morflé, comme on dit. Aucun journal n’a jamais connu chez nous, ce que l’équipe de Charlie Hebdo a subi. Ils ont morflé, mais n’ont pas renoncé.
C’est à notre demande, et nous l’en remercions, que Gérard Biard, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, a accepté d’une part notre proposition d’interview, et de l’autre d’évoquer ses amis et collègues dans un autre article sur 7x7.
Gérard n’était pas à Paris le jour où tombaient ses collègues, camarades, complices. On ne s’étendra pas ici sur les conséquences que le massacre a eues depuis lors, sur son quotidien. Simplement l’envie de lui poser quelques questions : si « Charlie est toujours Charlie », peut-on en ce début d’année 2020, prendre quelques nouvelles de l’Insolent ?
1 | Charlie Hebdo : Toujours politique ! |
Question : En quoi le Charlie Hebdo de 2019 demeure-t-il fidèle à l’esprit de celui des années 70 ? Et en quoi a-t-il changé ?
Gérard Biard : Charlie a forcément changé puisque depuis les années 70, le monde a changé… Quand Cabu et les autres anciens nous parlaient de la période Cavanna - Choron, naturellement la déconnade, les excès, la provocation étaient largement plus présents qu’aujourd’hui. Encore que ! C’est plutôt Hara-Kiri qui incarnait ce principe d’un dépassement permanent des limites ; et c’était sacrément salutaire, dans la France en noir et blanc des années 60 ! Sauf que derrière la provoque, il y avait une réflexion dans Hara-Kiri, qu’on ne trouve sûrement pas chez certains amuseurs publics en vogue dans la télé d’aujourd’hui (voir plus loin).
En revanche, ce qui était déjà présent dans le « premier Charlie » et qui le reste : nous sommes un hebdo politique, un hebdo engagé… Mais différent des autres. Tu ne fais pas Charlie Hebdo comme tu fais Le Monde ou un autre canard… Pour le coup, la jurisprudence Cavanna continue de s’exercer, on est les héritiers de gens qui étaient des sacrés fouteurs de merde ! Quand Cabu nous racontait les conférences de rédaction du Canard Enchaîné, ça n’avait absolument rien à voir avec nous… On s’engueule, on conserve cet état d’esprit « bordélique », qui fait partie de notre histoire. Mais sur bien des sujets, nous observons les choses différemment, parce que la société, elle aussi, les observe différemment. Ce qui ne signifie aucunement « qu’on soit rentré dans le rang ».
2 | Charlie Hebdo : toujours laïcs ! |
Question : Il n’est peut-être pas inutile de redire, une énième fois, à ceux qui notamment « à gauche » considèrent que Charlie fait partie sur la question des religions « d’une gauche égarée », ce que sont vos principes sur ce sujet…
Gérard Biard : Il est navrant de devoir rappeler, et combien de fois, que la ligne éditoriale de Charlie a toujours été de nous affirmer « athées », « laïcs », et « anticléricaux ». On n’a même pas à s’en justifier, ça a toujours fait partie de notre « ADN ».
Simplement, il est, et à toujours été limpide, que nous avons toujours exercé notre virulence avec la même énergie, contre toutes les religions. On n’a jamais épargné les intégristes, d’où qu’ils viennent, d’où qu’ils parlent.
Et cela ne signifie aucunement que nous ne respections pas la liberté de croire de chaque citoyen ou habitant de ce pays, et ce, quelle que soit la religion en question. Mais à condition qu’ils respectent notre liberté de ne pas croire. De rire et de critiquer.
Les accusations de racisme que nous avons encore à subir, ou celle d’être exclusivement les ennemis d’une religion plus que les autres, sont à la fois stupides et indignes. Et aussi mortellement dangereuses, faut-il le rappeler…
3 | Charlie Hebdo : pour préserver le blasphème |
Question : sur le site charliehebdo.fr, existe une rubrique intitulée « Blasphème »… Vous n’en faîtes pas un trop, là ?
Gérard Biard : Nous exerçons notre liberté d’expression, dans un pays qui depuis la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse a retiré de son arsenal juridique le délit de blasphème. Mais nous sommes intraitables sur les tentations de revenir sur ce sujet, que ce soit dans notre pays, ou au niveau de l’U.E., sous le fumeux prétexte d’apaiser les relations entre communautés.
Cette ligne qui est la nôtre, était déjà celle de Cavanna, et c’était clairement « une ligne de gauche » ! Elle l’est toujours, d’ailleurs ! Sauf qu’une bonne partie de la gauche a changé sa façon d’aborder ces questions…
On n’est pas forcé d’être athée pour travailler à Charlie ! Mais on est forcé d’être laïc. Sinon, ce n’est pas tenable et on s’en va. D’ailleurs, il y en a qui ont choisi de s’en aller. Et le blasphème est une dimension cruciale de la liberté d’expression, telle que nous voulons l’affirmer, et la défendre…
4 | Charlie Hebdo : écolo ? |
Gérard Biard : Bien sûr que nous sommes écolos, et d’ailleurs nous l’avons toujours été. Dans le « Charlie d’Avant », il y avait Reiser qui évoquait l’énergie solaire, Pierre Fournier qui y tenait chronique avant de partir créer La Gueule Ouverte… Donc oui nous sommes écologistes, mais comme pour toutes nos convictions : nous sommes avant tout adogmatiques.
Quel que soit le sujet, nous refusons les dogmatismes. Et il y en a chez les écolos, évidemment. Tous ceux qui par principe rejettent la pensée scientifique, qui confondent tout : dénoncer le poids de l’industrie pharmaceutique et de ses lobbies, tant qu’on voudra ! Mais glisser vers le refus des vaccinations, ça c’est du dogme imbécile, quasi sectaire. On parlait de Reiser : lorsqu’il faisait ses chroniques et qu’il abordait ces sujets, il s’appuyait toujours sur la raison, sur l’état des recherches scientifiques. C’est de cette écologie-là qu’on est les héritiers.
5 | Charlie Hebdo : #metoo ? |
Question : Comment rester irrévérencieux sur les questions du sexe, sans devenir sexistes ?
Gérard Biard : Sur ce sujet comme sur les autres, on essaye de réfléchir ! On sait que Charlie a un lectorat largement masculin. Mais on voit bien que la société bouge, évolue ; et donc, nous aussi. C’est un sujet sur lequel j’essaie d’être vigilant, pour éviter les tentations « d’esprit de chambrée » qui parfois nous traversent…
On sait bien que dans la vague « #metoo », ou #balancetonporc, il y a des dérives possibles dans tous les sens. Mais je compare ça à une explosion de cocotte-minutes : quand ça explose, il y en a partout ! Cette explosion est salutaire, y compris dans ses excès. Et sur la durée, ça va s’équilibrer… ça s’équilibre déjà.
Ça ne signifie pas d’ailleurs, que sur ces sujets, les excès de l’époque Hara-Kiri n’étaient pas bienvenus ! Même si la légende a bien exagéré le côté « partouzes à la rédaction », l’époque était à la « libération sexuelle », au cul ! Les filles du MLF revendiquaient aussi « le droit de baiser » avec qui elles voulaient, quand elles voulaient. Et donc, même avec ce côté « macho », à l'époque on disait plutôt phallocrates, Hara-Kiri et Charlie accompagnaient ce mouvement féministe à leur manière …
Ce sont d’autres sujets qui aujourd’hui préoccupent les femmes, et à juste titre. Donc il y a des dessins qu’on ne ferait pas, surtout parce qu’on n’a plus envie de les faire ! Parce qu’ils seraient de toute façon, « hors-sujet ».
6 | Finalement, être Charlie ce serait « quoi » ? |
Gérard Biard : Quel que soit le sujet, notre principe est de n’être défenseur d’aucune cause. On est engagé, mais pas militants. Ce qui doit être défendu, ce sont des valeurs, des principes, avec lesquels on ne veut pas transiger. Mais nous ne prenons jamais parti pour une cause.
Ensuite, nous avons deux spécificités : nous n’avons pas de ressources publicitaires ; donc, ce sont nos lecteurs qui nous font vivre. Et le journal appartient à ceux qui le font. Si on est en déficit, il n’y a pas d’actionnaire majoritaire pour remettre au pot.
7 | Charlie : que peut-on vous souhaiter pour 2019 ? |
… Puisqu’il parait que c’est la période des bons vœux…
Gérard Biard : Ce qu’on peut nous souhaiter, c’est de doubler nos abonnements ! Il faut quand même rappeler ceci. Avec le Canard Enchaîné, nous sommes le seul hebdo en France qui n’encaisse AUCUNE ressource publicitaire. Mais chez nous, le premier poste au budget n’est pas la masse salariale. C’est la sécurité : ça nous coûte un million d’euros chaque année. Parfois, quand on me demande « ce qui a changé » à Charlie, je dis « on a des locaux blindés ». L’an dernier, Fabrice Nicolino a écrit un long papier où il expliquait par le menu en quoi cela change le quotidien des journalistes. Je ne vais donc pas revenir sur le sujet… Mais le meilleur soutien qu’on peut aujourd’hui nous apporter, c’est ce soutien financier qu’apporte chaque abonnement…"
A ces propos de Gérard Biard, permettons-nous simplement d'ajouter ceci : s’il est des journalistes qui désapprouvent la ligne éditoriale de Charlie et c'est bien leur droit, ils ne sont pas pour autant obligés de placer le journal dans le viseur, à l’occasion d’éditos ou papiers tristement polémiques, et excessifs. Ce que Riss avait rappelé dans un édito cinglant. On peut lire ici un résumé neutre rappelant les faits.
Quant à comparer comme ce fut fait à l’époque, la une ci-dessus avec « l’Affiche Rouge », il est des indécences qu’il vaut mieux ne pas commenter. Manoukian et ses camarades n’ont assurément pas mérité cela.
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