7 raisons de kiffer les COMPLOTS et les RUMEURS
Qu’est-ce qui peut pousser à croire, défendre et propager des informations non confirmées, de la banale rumeur à la théorie conspirationniste la plus alambiquée ?
Il y avait dans les années 60 cette rumeur tenace : la chanteuse populaire Sheila (née Annie Chancel) était un homme. Combien affirmaient « connaître personnellement le chirurgien qui l’avait opérée » … ou « son meilleur ami » ! On tenait là le type le plus connu sur la place de Paris, qui singulièrement de gens n’ayant jamais approché un chirurgien qu’au moment de leur propre appendicite… Et ce grand ponte ne se sentait donc en rien concerné par le serment d’Hippocrate et le secret professionnel ? Étonnant, non ? L’histoire dura si longtemps que la chanteuse fit filmer le moment venu son propre accouchement, afin que son enfant soit plus tard épargné par le doute. [NB : certains estiment que cette dernière précision est elle-même une rumeur, née pour mettre fin « à la vérité qui dérange »].
En bien des personnes, sinon toutes, coexistent peut-on penser un naïf parfois prêt à croire n’importe quoi ; un Saint-Thomas ultra méfiant ; et un porte-voix heureux de diffuser, à l’occasion, une info pas croyable. Rumeur, légende urbaine, hoax (au siècle d’Internet), tout secret donne à qui le connait et peut le dévoiler, un bel avantage sur ceux qui l’ignorent et le découvrent grâce à lui. Il est chanceux, « le sachant », c’est sûr.
Les complots ou conspirations, dont nos sociétés sont également friandes, sont une autre affaire. Outre la gravité des sujets concernés, leur viralité liée aux réseaux sociaux et à l’accès de tous aux technologies numériques de (dés)information, les conséquences éventuellement funestes de telles croyances ont de quoi interroger l’observateur attentif.
On ne dressera pas ici de catalogue, sinon pour quelques exemples parlants, de théories étranges (celle de « la terre plate » n’est pas la moindre) promues, ici ou là, de « Vérités Qui Dérangent ». Interrogeons plutôt les questions qu’elles posent quant aux ressorts de la psyché, de l’émotionnel, du cognitif, pouvant conduire tant de nos contemporains sur des voies si éloignées de celles communément admises…
1 | Rumeurs et Complots : L’être humain aime le secret |
Bien avant Internet, l’insolent Jacques Dutronc alors en début de carrière lâche en 1966 ce brulot très rock, presque punk : « On nous cache tout, on nous dit rien ».
« L’Affaire Trucmuche et l’Affaire Machin dont on ne retrouve pas l’assassin » évoquent, comme vous voudrez, le mystère J.F. Kennedy ou la fameuse affaire Ben Barka, qui a tant fait parler à l’automne précédent ; affaire qui d’ailleurs, demeure à ce jour irrésolue. Un couplet rappelle aussi que notre confrontation aux vérités supposées cachées est au moins aussi ancienne que « l’affaire du Masque de Fer ».
L’attrait pour le mystère et ses secrets est en soi un moteur de la curiosité humaine. Mais il est un plaisir ambivalent. On veut conserver pour soi les secrets qui nous concernent, mais on savoure de connaître ceux qu’autrui veut préserver pour lui tels quels. On aspire et revendique même une transparence qui rendrait tout visible et lisible par tous. Mais on pressent aussi qu’il y aurait là une négation de l’intime et un manque de respect pour la personne.
Les philosophes peuvent sans fin disserter sur les vertus et dangers du secret. On s’en tiendra à Nietzsche qui, dans le Gai Savoir affirme : "Non, nous ne trouvons plus de plaisir à cette chose de mauvais goût, la volonté de vérité, de la vérité à tout prix, cette folie de jeune homme dans l’amour de la vérité : nous avons trop d’expérience pour cela, nous sommes trop sérieux, trop gais, trop éprouvés par le feu, trop profonds… Nous ne croyons plus que la vérité demeure vérité si on lui enlève son voile ; nous avons assez vécu pour écrire cela. C’est aujourd’hui pour nous une affaire de convenance de ne pas vouloir tout voir nu, de ne pas vouloir assister à toutes choses, de ne pas vouloir tout comprendre et savoir".
Il faut en somme admettre la nécessité d’une zone d’ignorance, où le secret d’autrui (personne physique ou morale) lui reste attaché. Mais, nous faut-il ajouter pour parler cash, à condition tout de même de s’approcher quand on peut au plus près de la frontière. Là où notre attirance pour le mystère peut s’apaiser un peu.
Mais cette curiosité finalement très humaine d’en savoir un peu plus, à certains ne suffit pas. L’ignorance est pour eux insupportable. Ce qu’ils ne savent pas leur apparait un vide qu’il faut combler, car il faut partout mettre du sens. De la rumeur à la légende en allant jusqu’au complot, on verra que nos croyances en des réalités non confirmées ne comblent pas seulement cette ignorance. Elles participent aussi d’un désir de réenchanter le monde qui nous entoure. Souvent parce que le vrai monde inquiète et fait peur. Et l’étrange, le merveilleux se niche aussi dans l’incroyable, voire dans le terrifiant. Et cela aussi est humain. Trop humain, ajouterait ce bon vieux Nietzsche.
2 | Rumeurs et Complots : Cela nourrit l’émotionnel |
Qu’appelle-t-on rumeur ? Une information non confirmée qui circule. Et d’autant mieux qu’elle sera volontiers rediffusée par ceux qui l’ont entendue. Plus on pourra la présenter comme émanant de source sûre, meilleure sera sa crédibilité. Des policiers, des journalistes, des proches de la personnalité concernée, joueront souvent ce rôle de validation. Éventuellement, à leur insu.
Pour se propager, la rumeur doit surprendre ou déranger ; elle doit mettre la ou les personnes concernées face à une vérité secrète ; qui les dessert ou les affaiblit souvent ; au niveau de l’image publique (ce qu’on dit) ou de la réputation (ce qui va vous suivre). Le message envoyé peut être orchestré pour nuire, mais pas forcément. On peut estimer que souvent, la rumeur séduit parce qu’elle conforte des idées déjà reçues, conscientes ou non ; parce qu’elle suggère aussi une morale, des conclusions qu’on pourrait en tirer…
Qu’elle vienne apaiser des craintes ou les exacerber, la rumeur parle à notre sphère émotionnelle, et la nourrit.
Un cas d’école fut la fameuse rumeur d’Orléans, dont Edgard Morin tira un livre qui fait encore référence.
Il se disait dans ces années 60 que des jeunes filles disparaissaient lors d’essayages dans des magasins de vêtements. On rapportait qu’elles étaient capturées puis envoyées dans des pays lointains pour y être prostituées. La rumeur faisait grand bruit. Pourtant aucun fait réel ne vint jamais la confirmer. L’analyse sociologique montra des soubassements antisémites, parfois inconscients, à cette invention. On remarqua aussi qu’elle pouvait servir d’avertissement face aux volontés d’émancipation de jeunes filles voulant s’affranchir des valeurs plus traditionnelles de leurs parents. La rumeur apportait alors une réponse, et mettait en évidence des craintes d’évolutions sociales non souhaitées, ou non maîtrisées : du port de la mini-jupe aux revendications de contraception, voire de libération sexuelle.
La même histoire refit d’ailleurs surface dans les années 70 du côté du marché Saint-Pierre (grand marché de tissus parisien), alors que, effet du hasard, la société française rendait légale l’interruption volontaire de grossesse.
La rumeur peut demeurer circonscrite à une micro société précise : entreprise, groupe social particulier. Elle peut prendre davantage d’ampleur jusqu’à devenir nationale. Pour la faire taire on se souvient de personnalités (Isabelle Adjani, ou l’ancien Maire de Toulouse Dominique Baudis) contraintes de venir la démentir sur les plateaux télé. Dans le cas d’Adjani, on expliqua que la rumeur sur son sida ne venait pas seulement témoigner de la crainte de cette nouvelle maladie : elle venait indirectement dénigrer l’implication de l’actrice présente dans une campagne d’affichage aux côtés de SOS Racisme.
Quant aux supposées orgies meurtrières de Dominique Baudis, ne faisaient-elles que nourrir l’idée d’une perversité des élites en général, ou y avait-il une cabale ourdie contre lui spécialement ?
Anodine ou plus embarrassante, la rumeur n’a d’intérêt durable que si l’on connait assez les protagonistes ; et si on se sent proches d’eux. Durant des années, il se disait à Hollywood que Clint Eastwood était un fils caché de Stan Laurel (du duo Laurel et Hardy). Même aux plus belles heures de l’Inspecteur Harry, la connaître éventuellement n’avait pour les cinéphiles français qu’un intérêt secondaire. Qu’elle soit ou non confirmée, la rumeur efficace se nourrit des proximités affectives.
Enfin, insistons bien sur ce dernier point, essentiel : rumeur n’est pas forcément mensonge. Certaines rumeurs concernant des personnalités frappées par le sida ont pu se révéler vraies plus tard, même si les malades ne les avaient pas confirmées de leur vivant.
On se souvient surtout de la fille cachée du Président Mitterrand, bien connue dans les sphères journalistiques et politiques, longtemps avant que Paris-Match ne confirme en 1994 l’existence de Mazarine Pingeot, lors de photos prises à la sortie d’un restaurant parisien. Tant qu’elle n’avait pas été officialisée, l’info demeurait rumeur. À cette même période, dans les couloirs de certains médias on prêtait au Président une autre fille cachée, bien connue du public ; mais celle-là ne fut pas confirmée et demeure probablement des plus fantaisistes.
3 | Rumeurs et Complots : Les légendes urbaines apaisent l’inconscient |
Les légendes urbaines sont des rumeurs qui vont et viennent, ressortent régulièrement y compris dans des lieux ou pays différents. On va voir qu’elles reposent généralement sur une peur symbolique collective, facilement partageable, même si elle demeure souvent inconsciente.
Dans la page dédiée, Wikipédia détaille les thématiques se prêtant le mieux à ce type de récits :
- Violence, sous diverses formes (meurtre, viol, tortures, etc.) ;
- Biologie humaine, médecine et maladies ;
- Technologies, sous leurs aspects les plus inquiétants (chimie, nucléaire, génétique…) ;
- Animaux, en particulier les espèces considérées comme dangereuses ou effrayantes (serpents, araignées, etc.) ;
- Personnalités contemporaines (du show-business, de la politique…) et parfois historiques ;
- Antiaméricanisme : légendes sur les États-Unis, leurs entreprises (Coca-Cola, Mc Donald's), leurs institutions avec souvent un contenu politique, doublé d'une théorie du complot ;
- Actes révolutionnaires, altermondialistes, anti-centralistes (en France) ou anti-unitaristes ;
- Sciences occultes et ésotérisme. Paranormal. Irrationnel.
Ce qui rapprocherait rumeurs et légendes urbaines serait cette permanence d’une morale sous-jacente, ou d’une conclusion à en tirer (quelle qu’elle soit).
Dans les années 80, la légende de la mygale jaillissant d’un coup d’un yuka acheté peu avant dans un magasin exotique, revenait périodiquement. Une variante la racontait surgissant d’un gros régime de bananes. Dans les deux cas, jamais le moindre épisode réel ne fut répertorié. Les socio psychologues y virent une métaphore de la peur des immigrations clandestines, la menace de ces pays chauds qui les diffusaient. L’autre, l’inconnu, le lointain, devient aisément porteur des menaces, peurs et dangers.
Une autre légende, aux plus belles heures de la pandémie du sida, évoquait des seringues contaminées cachées dans des fauteuils de cinéma, en vue d’infecter de malheureux spectateurs s’asseyant à la mauvaise place. Il était facile d’y deviner la méfiance sociale à l’égard des personnes contaminées (toxicomanes ou homosexuels, pour la plupart), de surcroît présentées comme malfaisantes (voulant se venger) ; et aussi la peur légitime de la contamination elle-même, assimilée à une loterie funeste.
Ce qui distingue rumeurs et légendes urbaines, sont que ces dernières s’inscrivent volontiers dans ce que le psychanalyste C.G Jung appelait « l’inconscient collectif », nourri par les mythes (histoires offrant une morale, mais qu’on retrouve dans différentes civilisations) et les archétypes. Les légendes urbaines nourrissent l’imaginaire : parlent de (et à) nos craintes et doutes, mais aussi excitent en nous l’onirique (fantasmes, rêves, irruption du merveilleux).
Ainsi, les histoires de « dames blanches » sont connues, qui réactualisent des légendes séculaires. Un peu partout une jeune femme vêtue de blanc (virginité) fait du stop la nuit (soit une heure où elle ne devrait pas se trouver là). Elle disparait chaque fois étrangement, après avoir été prise en charge par un conducteur, généralement près d’un lieu où se déroula auparavant un accident mortel. Cette vision fantomatique fait-elle alors la morale aux jeunes filles un peu trop libérées ?
Parfois la légende demeure préférable au réel. Le temps qui passe toujours trop vite, mérite d’être bousculé. Et donc Elvis Presley, qui l’ignore encore ? n’est pas mort en 1977, on peut le croiser sur des parkings d’autoroute, il travaille comme chauffeur routier. Né en 1935, on peut tout de même lui souhaiter à présent une retraite bien méritée… Les mêmes légendes suivraient à présent l’aura de Michael Jackson. Tenez les enfants à bonne distance !
4 | Rumeurs et Complots : Hoax et fakes déstabilisent |
Au départ, le hoax (en français « canular ») est un coup monté pour faire rire ou sourire, ou pour piéger des naïfs, souvent à base de caméras cachées. Wikipedia en offre une ribambelle ici.
Sur Internet, le terme hoax a ensuite désigné tous ces messages supposés informatifs, en réalité bidons, reçus par emails, et volontiers recopiés sans réfléchir par les naïfs à tout leurs contacts, dans le but charitable et aussi superflu que citoyen, d’alerter, prévenir d’un danger, ou de faire profiter d’une aubaine improbable.
Le site collaboratif Hoaxbuster s’est vite donné la mission de recenser les hoax, et de distinguer le vrais du faux. Aujourd’hui ces messages envahissants (la petite fille de huit ans en attente depuis quatorze années d’une transplantation, qui a grand besoin de votre soutien) sont moins fréquents. Les premiers temps d’internet sont déjà loin. Même les plus candides de nos voisins ont compris que tout ce qui arrive dans la BAL n’est pas forcément parole d’évangile.
Suivons ce précepte : toute analyse d’une communication doit d’abord et avant tout s’examiner à l’aune de son contexte, avant même celui de ses contenus.
Les premiers internautes, les early adopters, furent vite rompus à repérer ces messages bidons. Ils s’emparaient d’internet sur un mode de contrôle. Mais vinrent ensuite tous ceux qui franchissant le pas, se connectaient, faisaient leur apprentissage. Cohabitaient en eux une méconnaissance des us et coutumes, et plus encore une angoisse souvent non admise face à la multitude d’informations auxquelles tout béotien se trouvait soudain confronté.
Relayer sans réfléchir ni vérifier s’apparentait à une sorte d’aveu, un petit complexe d’ignorance ou d’infériorité. Et ce quand bien même les explications sur la nature du hoax et le rappel aux sites les recensant, lui étaient chaque fois répétées, ressassées, rabâchées.
On touche là à ce à que ce spécialiste des « complots » qu’est le politologue et sociologue Pierre-André Taguieff, souligne dès le premier chapitre du remarquable Que-sais-je ? ? consacré à ces questions : hoax, fake, et plus encore tout ce qui se décline sous forme de complot, se développe « dans un contexte mondial d’anxiété sociale et de culture du soupçon ».
La profusion invite à la vigilance, mais pris dans ce tourbillon, on en viendrai à se méfier de tout, tout le temps, et finalement à baisser la garde, comme condamné à douter du vrai comme du faux… Et finir par relayer alternativement l’un ou l’autre ?
5 | Rumeurs et Complots : Qui croire, qui ne plus croire ? |
Même si Hoaxbuster continue d’œuvrer pour le bien commun, le hoax ayant depuis longtemps laissé place aux fake news, la méfiance nous est devenue une seconde nature … À l’heure des réseaux, la tentation de la parano devient d’autant plus légitime que, conscients de leur potentiel de viralité, nombre d’organisations, agences de communication, parfois des officines plus troubles, y créent des norias de faux profils d’utilisateurs. Diffuser sous ces noms des contenus préfabriqués sur des thèmes à enjeu, à tel moment stratégique, aux fins d’influence, de réputation ou diffamation, politique, économique, culturelle, est devenu un job.
Sommes-nous là dans une logique finalement banale de propagande, tout cela étant vieux comme le monde, au médium près ? Non car demeure une différence simple mais essentielle, qui ne relève pour le coup d’aucune théorie du complot : l’émetteur (le donneur d’ordre) et le(s) destinateur(s) ceux qui diffusent le message, désormais ne sont plus ni identifiés, ni identifiables. Comme dans une guerre d’espionnage où tous les agents deviendraient tous de potentiels agents doubles ou triples.
D’autant qu’aux fake news s’ajoutent à présent les deep-fakes. Ces vidéos trafiquées par l’intelligence artificielle permettent de faire à peu près n’importe quoi à n’importe quelle personnalité. Elles peuvent saboter n’importe quelle campagne électorale, toute promotion d’un produit, d’une marque ou d’un cours de bourse, en diffusant une info bidonnée.
Et l’on voit déjà apparaitre de fausses deep-fakes qui pourraient pousser la confusion à son comble.
Le fameux Fox Mulder de la série culte X Files résumerait à lui seul cette confusion. Dans son bureau miteux du FBI une affiche jurait « I want to Believe » (« je veux croire »). Mais en même temps il recommandait de « ne croire en personne » (« Trust no one »), puisque « La vérité est ailleurs ».
… Ailleurs ? Mais où ?
Chacun sait quelle réponse propose la vulgate internet à toute question commençant par « Où ». Inutile donc de la rappeler. Et par ailleurs : « Mulder, nous n’avons aucune preuuuuve ! »
6 | Rumeurs et Complots : Cette vieille histoire |
Si notre contexte, celui de la société post-moderne, hypra-connectée, est de nature à générer angoisse, peur, mal-être pour tous ceux qui n’en tirent aucun bénéfice, il serait faux de penser qu’il est l’origine des théories du complot qu’on voit se développer partout, notamment sur le web.
Le célèbre Protocole des Sages de Sion supposé dévoiler les arcanes d’un complot mondial « judéo-maçonnique », ressort périodiquement. Ce faux document mille fois dévoilé comme tel fut créé et diffusé par la police du Tsar dès 1903. D’autres livres supposés révéler des complots de toutes natures ont fleuri sur des modèles semblables. On s’épuiserait de même à recenser, il y faudrait des livres, les liens entre tous les ennemis des peuples et de la société traditionnelle. On se perdrait à décrire les machinations et cabales qu’ensemble ces ennemis organisent, et toutes les ramifications où leur trace se retrouvent.
Toutes aspirent à la domination absolue et à l’asservissement des masses au profit exclusif de quelques-uns, qui agissent en secret et au sommet pour asseoir leur puissance, leur pouvoir. Au passage on peut noter que toutes les idéologies totalitaires recourent à l’ennemi emblématique (souvent les mêmes : juifs, francs-maçons, mais d’autres catégories peuvent être mises à contribution) pour tenir le rôle de bouc émissaire, coupable de toutes les malfaisances, et des malheurs du bon peuple. Et ainsi ces pouvoirs tyranniques prêtent-ils toujours à ceux qu’ils combattent, les intentions qu’eux-mêmes mettent en œuvre, au nom de leur vision du Bien.
Car au fond, quelques soient les variantes, ces théories aboutissent toutes à revitaliser la lutte éternelle du Bien et du Mal (avec lettres majuscules).
Mais si toutes ces théories apparaissent à certains crédibles, c’est d’abord qu’ont toujours existé de vrais complots, dont les acteurs et les visées ont été historiquement identifiés. Affirmer qu’aucun complot n’existe serait aussi absurde que de penser que tout ce qui arrive en est la marque.
Par ailleurs, les théories du complot, si compliqués et improbables soient leurs développements, s’appuient-ils tous sur un élément réel concret, si fragile soit-il. Ainsi, il est vrai que les réunions d’une loge maçonnique ne sont le plus souvent pas ouvertes au public profane, mais réservées à ses membres. Cela induit-il nécessairement que s’y produisent des faits condamnables ou criminels ? Des membres de loges peuvent-ils par ailleurs commettre des actes passibles du tribunal ? Évidemment… comme tout citoyen membre de n’importe quelle institution (ancien élève d’une grande école, membre d’un parti politique, d’une église, d’un club de sport, d’une association de pêche à la ligne) peut l’être.
Après la grave crise de 2008 un financier avait affirmé : « Les gouvernements ne dirigent pas le monde, Goldman Sachs dirige le monde. Goldman Sachs ne se soucie pas de ce plan de sauvetage, les gros fonds non plus ». Cela démontre-t-il pour autant l’existence d’un complot juif mondial, une fois entendu que Goldman et Sachs seraient des patronymes d’origine ashkénazes ?
On voit tout de même qu’à partir d’un élément de réalité, on peut tout aussi bien dérouler le fil d’un complot ourdi, que le ramener à l’existence d’un banal groupe institutionnel de prospective.
Étant établie l’existence de ce groupe d’influence dénommé « Bildelberg », cela valide-t-il, ou non, sa volonté d’instaurer « un nouvel ordre mondial », principe clé des discours conspirationnistes ? Le dire s’apparente-il forcément à un « délire » ? Ou cela ouvre-t-il, comme le propose un long article du site Mediapart, à une réflexion simplement politique sur l’étendue et les dangers de l’idéologie néolibérale mondialisée ?
On voit qu’en dehors d’une transparence totale et parfaite, qui serait d’ailleurs une négation de la liberté, il est impossible d’en décider parfaitement. Cette impossibilité invalide à la fois les arguments de contestations des complots par ceux qui les croient, et leur réalité par ceux qui les contestent. De même, mettez pour débattre un athée et un croyant, ils pourront discuter longtemps sans se convaincre.
Toute recherche sur le web peut donc mettre à jour toutes les théories les plus farfelues, il se trouvera certains de nos contemporains pour y croire :
- les deux tours ne se sont jamais effondrées le 11 septembre 2001 !
- Il existe bien des couloirs souterrains entre le Mexique et les USA où sont parqués des enfants élevés pour des sacrifices humains pédophiles.
Mais rappelons-le : il y a toujours eu des complots. Il peut donc en exister. Face à ce déferlement d’intox, le devoir de discerner le vrai du faux, de l’incertain, de l’incroyable, devient pour bien des journalistes un sacré job à temps plein.
L'individu rationnel, le positiviste républicain, invalidera spontanément ce qui lui apparait improbable ou particulièrement incertain. Mais d’autres personnes sont plus réceptives aux peurs incontrôlables. Tiraillés par la peur, l’incertitude, voire par l’imminence du malheur, éventuellement apocalyptique, ou désireuses d’injecter de l’irrationnel, du merveilleux dans leur environnement ou leur existence, elles se laisseront séduire. Pour le meilleur du pire, ou l’inverse.
7 | Rumeurs et Complots : 5 principes clés du complotisme |
L’accès de tous aux outils de communication, peut donner à toute information souterraine, ou non confirmée, une dimension planétaire. Des films, livres, séries à succès, nourrissent généreusement les cultures et sous-cultures populaires. Et il semble que plus improbables elles sont, plus elles ont des chances de devenir tendance.
Affirmer tout et son contraire sur mille et un sujets supposés révéler aux masses ce monde réel en réalité inconnu, peut n’être qu’un jeu. Il peut aussi devenir une mission, un combat, quand le diffuseur se vit en croisé en lutte contre les vérités officielles, mensonges en réalité diffusés pour assurer la toute-puissance de quelques élites mal intentionnées et souhaitant maintenir le monde entier sous leur coupe.
Encore une fois, nous ne pouvons que chaudement recommander la lecture des livres de P.A. Taguieff, également spécialiste des complotismes, de l’extrême-droite, de l’islamo-gauchisme (qu’il a défini bien avant que le terme ne devienne polémique).
Nous empruntons ce dernier élément à son Que sais-je ? (n°4066), qui résume fort bien quels raisonnements permettent aux adeptes de se sentir intellectuellement à l’aise avec des scénarios qu’on jurerait pourtant sortis tout droit de l’imagination de vrais illuminés (qui ne seraient pas « de Bavière »).
Le livre poursuit une logique structurée par 5 principes, si incohérents qu’ils paraissent aux rationnels :
a. « Rien n’arrive par accident » : Le complotiste a besoin d’ordre, et veut mettre en tout du sens. Donc le hasard, la surprise, les coïncidences n’existent jamais. Il existe bien un ordre préétabli qui commande tous les faits. Pour l’adepte de ces théories, l’ordre qu’il devine affirme sa lucidité. Par quoi, il transforme en supériorité l’infériorité ressentie face à l’irruption dans le réel de l’inattendu.
b. « Tout ce qui arrive est le résultat de volontés ou d’intentions cachées ». Malveillantes, naturellement, tout profitant à ceux qui tirent les ficelles. Il suffit de savoir qui ils sont, et pourquoi cela leur profite. Ici on rappellera la figure du bouc émissaire qui n’a d’utilité réelle pour celui qui le traite, que s’il n’a pas conscience de le voir comme tel. Il est convaincu de la culpabilité de celui qu’il accuse.
c. « Rien n’est tel qu’il parait être ». Mulder, les héros de Matrix, les mille et un décortiqueurs des vidéos du 11 septembre n’ont rien inventé. Taguieff évoque par exemple Julius Evola, philosophe et ésotériste, qui invitait « à rechercher les causes secrètes de l’histoire ». Le complotiste sait que tout n’est que manipulation. Derrière tout fait prétendu véridique, se cache une autre explication, invisible aux yeux des masses crédules et incultes. À l’évidence, celui qui sait (croit savoir) est alors le véritable initié. Et plus les explications seront incroyables (le gouvernement américain collabore de longue date avec les Aliens) plus elles lui apparaitront plausibles.
d. « Tout est lié et connecté, de façon occulte ». Le biais de conjonction est une tendance, dans certaines circonstances, à surestimer la probabilité d'apparition de deux évènements simultanément (conjonction), par rapport à la probabilité d'apparition de chacun d'entre eux seulement. Toutes les études cognitives indiquent que ce biais est plus souvent affirmé chez les personnes complotistes.
e. « Tout ce qui est tenu pour officiellement vrai doit faire l’objet d’un impitoyable examen critique ». Pourquoi pas, s’il s’agissait de mettre en œuvre un vrai libre arbitre… Sauf que dans le même temps, les vérités alternatives sont elles-mêmes systématiquement sous examinées, sous vérifiées. La réalité du complot s’apparente à un dogme. Indiscutable, incontestable.
Il serait alors tentant de considérer que tout complotiste est un malade paranoïaque... Ou à tout le moins, (ce n’est pas ici le propos de Taguieff, mais parions qu’il le validerait) qu’il y a d’abord chez lui un impérieux désir de croire…
Désir de croire de nature dogmatique, donc : comme le sont les fois religieuses inébranlables. Désir de savoir et de pouvoir l’affirmer, désir ainsi de se distinguer de la foule des ignorants, ce qui est au cœur de toutes les démarches sectaires et fanatiques. On peut supposer qu’il y a toujours en soubassement un complexe d’infériorité qui se transcende et se dépasse dans l’affirmation de thèses ignorées de la masse.
Ici, comment ne pas rappeler la définition que donnait Sir Winston Churchill du fanatique : "Quelqu'un qui ne peut pas changer d'avis, et qui ne veut pas changer de sujet".
Ces désirs de croire coexistent avec le désir de symétrique de douter de tout, sauf de ce qui est établi comme la véritable vérité officielle, c’est-à-dire le Complot. Celle qui est secrète, méconnue de tous les moutons de Panurge.
La conclusion de Taguieff peut déranger. Car en bon chercheur et scientifique qu’il est, il observe mais ne juge pas. Et si extraordinaires qu’elles paraissent, toutes ces croyances parfaitement imperméables à toute réfutation, n’en font pas moins part (et de façon tristement banale, pourrait-on ajouter) de notre - déroutante nature humaine … Même lorsqu’elles conduisent à ce d’autres considèrent des aberrations.
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