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7 idées reçues sur la pensée de Nietzsche

Décrypter Par Hervé Resse 27 février 2019

7 idées reçues sur la pensée de Nietzsche
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Parfois décrié parce que souvent mal interprété, Friedrich Nietzsche demeure le premier des philosophes contemporains. Et ce qu’il a à nous dire est toujours d’actualité.

« Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort… » Cette punch-line entendue dans la bouche du défunt « Jean-Philippe SMET plus connu sous le nom de Johnny » est en réalité -le saviez-vous ? - un aphorisme nietzschéen. Sans doute parce qu’il est mort fou, après avoir toute sa vie versé dans l’hypocondrie, parce que son regard avait quelque chose d’un peu inquiétant, on s’est fait de Nietzsche l’image d’un philosophe sombre, anxiogène, dérangeant autant qu’il serait dérangé. Il est vrai que prétendre dépasser ces valeurs fondatrices de nos sociétés que sont le bien et le mal, affirmer sa volonté de puissance et imaginer de possibles « surhommes », tout en annonçant l’avènement d’un Antéchrist, pouvait augurer de sombres perspectives. 

Nietzsche voulait faire de la philosophie « à coups de marteau », c’est-à-dire en détruisant les statues de commandeurs des grands penseurs qui l’avaient précédé. D’où sa passion pour la genèse des idées, et la généalogie des courants philosophiques, qu’il s’appliquait en quelque sorte à déconstruire, bien avant qu’Heidegger puis Derrida ne donnent à ce concept ses lettres de noblesse. Par ailleurs, et même s’il stigmatise la morale de la pensée chrétienne, même s’il se veut « immoral », son ambition reste de promouvoir une éthique de la joie, mais débarrassée des carcans de la pensée chrétienne. Du coup, quand bien même ces deux courants sont antagonistes, ils ont en commun « d’aimer la vie ». 

De cette complexité, qu’on ne prétend nullement clarifier ici en quelques points, on peut tout de même éliminer quelques idées fausses, et apporter bien modestement quelques points de repères.

1 Nietzsche : Il n’est pas un « nihiliste »

7 idées reçues sur la pensée de Nietzsche

Dans le génial film Big Lebowski, une petite clique d’anarchistes sans foi ni loi veulent extorquer un gros paquet de dollars au riche Lebowski… Au moment de l’affrontement final, le bouillant Sobchak (John Goodman), juste avant de monter à l’assaut contre ces énergumènes, lâche la phrase qui tue : « fucking nihilists ! » Nihilistes ? Est-ce une secte, un parti ? Nihilisme, est-ce bien là le cœur de la philosophie de Nietzsche ? C’est un peu plus compliqué.

Luc Ferry défend la thèse que depuis 40 ans sinon plus, on fait dire à Nietzsche le contraire de ce qu’il a voulu dire. Ce qu’il appelle nihilisme n’est pas une absence de valeurs, c’est au contraire le fait d’avoir des valeurs (religieuses, politiques) qui opposent un monde idéal (le paradis des croyants, le communisme enfin réalisé, la société sans État des anarchistes) au monde réel, qui par comparaison ne vaudrait rien. « On a inventé un monde des idées pour l’opposer au monde sensible (ce qui advient sur notre bonne vieille terre) qui lui serait mauvais, trompeur », explique un Ferry pédagogue. C’est que ce mot, qui bien sûr évoque le vide, le rien, le néant (nihil en latin : rien), a été tellement employé qu’il finirait par regrouper tout et son contraire. 

Plus que le nihilisme, qu’avaient avant lui théorisé des anarchistes, notamment Bakounine, mais aussi Stirner, autre théoricien libertaire, Nietzsche théoriserait la critique du nihilisme. Le mot signifierait la dénonciation des valeurs, notamment celles du Bien et du Mal, qui empêchent l’homme de vivre. Le nihilisme serait alors une conséquence directe de la foi chrétienne. Mais n’en déplaise à Luc Ferry, d’autres chroniqueurs de la philosophie continuent de considérer que le nihilisme signe autant l’étiolement des valeurs que la critique de leur existence.

2 Nietzsche : Pourquoi prétend-il que « Dieu est mort » ?

7 idées reçues sur la pensée de Nietzsche

Il faut en effet relier le nihilisme à ce qui était jusqu’à son époque un des principaux points de repère, lequel a, pense-t-il, a disparu… mais nous ne le savons pas. Et voici ce que Nietzsche veut affirmer : "Dieu est mort". Le Christ crucifié, mais ressuscité, laissait espérer une vie post-mortem conduisant à mépriser les valeurs terrestres, celles de la pulsion de vie. À Jésus, Nietzsche oppose Dionysos, Dieu grec des vignes et du vin, puis par extension de la folie et des excès. Loin donc, de l’épicurisme dont nous avons rappelé qu’il appelle à la modération… L’Antéchrist ne serait donc pas une figure apocalyptique annonçant la fin des temps. Ce serait plutôt l’anti-Christ, celui qui promeut des valeurs plus libératrices que celles de la religiosité chrétienne.

Cette idée de la mort de Dieu était déjà présente chez nombre des contemporains du philosophe allemand. Elle pourrait hâtivement conduire à pointer la ringardise de l’auteur du Gai Savoir, et l’obsolescence de la pensée nietzschéenne : car à l’évidence le religieux n’a pas après lui, disparu. Si elle a connu au fil du XXème siècle une notable défaillance notamment du fait de la montée puis de la prédominance des idéologies totalitaires, la religiosité semble tout de même avoir depuis retrouvé de son influence. On connait la formule (d’ailleurs apocryphe, à ce qu’il semble, signifiant qu’elle n’aurait jamais été dite) de Malraux : « Le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas ». 

Cette réflexion est inséparable de son contexte, celui de la révolution industrielle, qui voyait l’homme accéder à la maîtrise de l’énergie, faisant émerger la conviction que le progrès était  promesse d’un avenir radieux. Il conduirait à offrir à l’homme de nouvelles destinées. Mais Nietzsche contestait cette idée (à laquelle Victor Hugo par exemple adhérait pleinement). Il serait à classer parmi les « antimodernes » ; le progrès est selon lui une idée fausse. ll fut le premier, estime-t-on, à constater que désormais les valeurs constituant notre culture n’étaient plus les valeurs religieuses. Pour beaucoup de philosophes, c’est cette analyse qui fait de lui, historiquement, le premier de nos penseurs contemporains. A Zarathoustra, Nietzsche fait dire « Dieu n'étant plus la finalité de la volonté humaine, il faut que l'homme se fixe un but immanent qui passe par son propre dépassement ». Cet aphorisme fait le lien entre mort de Dieu et le principe du surhomme (voir plus loin).

3 Nietzsche : L’éternel retour, une ode à la vie

7 idées reçues sur la pensée de Nietzsche

Dans la série des idées fausses accolées à la personne de Nietzsche, on peut sans hésiter pointer cette question de l’Éternel Retour. Car on penserait assez spontanément au retour chaque année du cycle des saisons, offrant le renouveau de la nature. Ce constat a inspiré partout, depuis l’antiquité et de par le vaste monde, toutes les religions et bien des symbolismes, déistes comme païens. 

Ce n’est pas de cela qu’il est question chez Nietzsche. Il s’agit pour chaque être d’identifier ce qui pour lui, constituerait la joie la plus aboutie, symboliserait le bonheur d’être vivant. « Celui qui aime avant tout le repos, qu’il se repose ! Celui qui aime obéir et se soumettre, qu’il obéisse ! » Nietzsche pose là une sorte de morale de l’immoralisme, car elle se débarrasse des contraintes du Mal et du Bien, pour lui substituer « l’amor fati », l’amour de sa destinée. Ce que tu aimes au plus profond, fais en sorte d’avoir à le vivre et le revivre à nouveau. Mais attention : cette démarche engagerait, au sens éthique, à sélectionner ce qui mérite d’être vécu, mais sans but, car cela reviendrait alors à troquer un nihilisme contre un autre. Nietzsche parlait d’une « pensée lourde » : la formule suprême de l’affirmation.

Évidemment on pourrait en déduire que bien des vices, nombres de tares, pourraient s'épanouir à partir d'un tel credo. Que les maniaques, les drogués addicts à tout ce qu’on voudra, les serial killers, sont des Nietzschéens qui s’ignorent. Ce serait oublier la dimension morale de cette invitation. Dans l’esprit du philosophe, elle exclue les visées mortifères ou destructrices.

4 Nietzsche : « La volonté de puissance », très éloignée des fascismes

7 idées reçues sur la pensée de Nietzsche

Convenons de mettre sous ce pluriel tous les idéaux totalitaires qui ont marqué le siècle précédent, et pas seulement celui de Mussolini. C’est une des causes de la mauvaise réputation qui fut faite à Friedrich Nietzsche : la volonté de puissance aboutirait nécessairement à l’expansionnisme et à la domination de peuples sur d’autres. Il aurait avec cette idée et avec le concept de surhomme, inspiré les idéologues nazis, suggéré une portée philosophique à la supériorité de certaines races sur d’autres, et transformé l’éternel retour en idéologie mortifère, alors qu’elle est chez Nietzsche une aspiration à la vie.

Là encore, telle n’était pas l’ambition de Nietzsche, ni son propos : la volonté de puissance, explique par exemple André Comte-Sponville, est pour lui une force d’affirmation, de création, de différenciation. S’il exprime dans cette idée une volonté de dominer, c’est d’abord une volonté de se dominer soi. Et de persévérer dans son être, par cet effort que Spinoza avait, avant lui, appelé le « conatus ». Nietzsche n’y voyait qu’une vague ressemblance, même s’il se reconnaissait dans une certaine filiation avec Spinoza. Mais il voyait dans le « conatus » une volonté purement conservatrice, un effort de consolider son désir, là où lui-même espérait d’abord un dépassement de soi, donnant alors à ce concept une dimension métaphysique.

En réalité, Spinoza voyait dans le conatus, la vraie puissance du désir, puissance de résister, et surtout d’agir.

5 Nietzsche : Le surhomme n’induit pas la supériorité d’une race

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… Et rien à voir non plus avec Superman, souligne « La Philosophie pour les Nuls ». Rien à voir non plus avec ces hommes augmentés qu’imaginent aujourd’hui les tenants du transhumanisme.

Le surhomme est celui qui a pu et su dépasser les critères de la morale chrétienne (le Bien et le Mal), et l’anesthésie où végète l’homme moderne, seulement désireux d’un bonheur qui n’est au fond qu’un destin de mort-vivant. En affirmant que Dieu est mort, Nietzsche s’interrogeait : « Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d'eux ? » Le surhomme est celui qui parvient à faire la synthèse de tout ce que nous avons dit précédemment : 

- accéder à la réalisation de soi (amor fati), 

- devenir celui qu’on est (dans les potentialités de son désir), en se tenant éloigné des mesquineries sociales, et en mettant en œuvre une volonté de puissance « libre et joyeuse ». 

Aucun critère de race ou de racisme là-dedans. Rappelons d’ailleurs que Nietzsche mourut en 1899, après avoir passé les dix dernières années de sa vie à chanter et jouer du piano, sans écrire une ligne. Lui imputer les principes du national-socialisme ou du racisme est aussi injuste qu’absurde, quand bien même ceux-là auront multiplié les références à sa philosophie, pour simplement la dévoyer au service de leur projet. 

Le philosophe François Gauvin rappelle simplement que c’est un philosophe nazi, Alfred Bauemler, qui encouragea cette captation de la pensée nietzschéenne.

6 Nietzsche : La réhabilitation du corps

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Le christianisme voit dans le corps la plus entêtante et dangereuse des tentations. C’est par lui qu’arrive le péché. Nietzsche veut en finir avec cette éternelle (disons depuis Platon) opposition dualiste entre le corps et l’âme. 

L’âme est à ses yeux une partie intégrante du corps, ce que confirment aujourd’hui les neurosciences, pour qui la survie de l’âme après la mort est scientifiquement impossible. Du moins tant qu’on n’a pas réussi à prouver le contraire ! Cette inclusion de l’âme dans le corps viserait alors à rapprocher philosophie, psychologie, et physiologie. 

François Gauvin explique ce concept de « philosophe médecin » « fouillant dans le monde du dessous les malentendus du corps ». Nul doute que ce regard aura convaincu ce père de la psychologie moderne qu’était Carl-Gustav Jung, du moins dans sa théorie d’une « psychologie des profondeurs ».

7 Nietzsche : Une philosophie de la joie ?

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La cohérence du Nietzschéisme réside on l’aura compris, dans la complémentarité des concepts qu’il propose. La critique du Nihilisme conduit à une morale dépassant le religieux, l’homme maître de son destin doit le vivre au présent, en tentant d’y trouver la joie, et l’accomplissement. 

C’est ainsi qu’il passe d’une destinée d’homme à celle d’un surhomme, et ce qui s’exprime alors dans cette joie, dans cet accomplissement, c’est la volonté de puissance. Nous pouvons comprendre alors le pouvoir merveilleux de la joie, ce que Clément Rosset, philosophe nietzschéen décédé en 2018, appelle sa force majeure : la joie « contient, tout en les dominant, les dimensions négatives de l’existence ; elle en est le grand remède ». Même si, on en demeurera d’accord, l’auguste visage du père de Zharasoustra n’évoque pas spontanément, un abus de gaieté (voir ci-dessus!)

Nietzsche serait probablement, aujourd’hui un contempteur des sociétés de consommation, sommet peut-être « indépassable », du moins provisoirement, du nihilisme… 


Peut-être le prologue du fameux film Idiocraty annonce-t-elle l’étape suivante. Nietzsche en aurait-il ri ?

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