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Pourquoi les pauvres votent Front National

Décrypter Par Eric Le Braz 02 mai 2017

Pourquoi les pauvres votent Front National

Le selfie de MLP à Whirlpool. Quand une usine ferme, on vote FN. 

STR / AFP
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Des sociologues ont ausculté le « conglomérat » qui vote Marine Le Pen. Et ils ont mis en évidence des contradictions qui pourraient faire imploser ce système électoral qui ratisse trop large…

« Dehors les bougnoules (…) y’en a, je te jure, ils savent pas vivre ce sont des singes (...)  Déjà, c’est pas leur pays, et en plus ils viennent d’arriver et ils ne veulent pas s’intégrer ». Oui, c’est du lourd. Celui qui tient ce discours, s’appelle Dimitri un jeune lycéen de banlieue parisienne. On est en 2012 à quinze jours du premier tour et Dimitri aligne ses positions sur celle de son pote Thomas qui vote Marine « car elle au moins elle a les couilles de dire qu’il faut dégager tous ces étrangers qui profitent de la France ».

Dimitri donc est prêt lui aussi à voter Marine… Sauf qu’il va voter Michelon. C’est comme ça qu’il appelle Mélenchon. Il a changé d’avis car il a rencontré dans un autre quartier des jeunes militants « Pro –Michelon » qui l’ont convaincu que leur candidat veut défendre « les jeunes et faciliter leur emploi ». Donc, il vote Mélenchon au premier tour. Puis Sarkozy au deuxième… « vu que Michelon, Marine et lui sont d’accord sur les jeunes et l’immigration ». Et c'est pas fini. Au premier tour des législatives,  il y a foot, alors il ne vote pas. Mais au second, il vote... PS parce qu’ « il faut voter pour le président pour qu’il ait un vrai pouvoir ».

On se pince, hein ? Et pourtant pour Lorenzo Barrault-Stella et Clémentine Berjaud, les deux sociologues  qui ont recueilli les discours de Dimitri et Thomas, ces  zig zag électoraux et cette « volatilité » électorale ne sont pas si étonnants : « Les jeunes rencontrés soutiennent le FN, mais ils le font aussi car ils sont très faiblement politisés ».

Ce témoignage est l’un des moments forts d’un livre passionnant qui démonte les ressorts du vote Front National. Les classes populaires et le vote FN (éditions du Croquant) est un ouvrage collectif publié issu de deux journées d’études de la Fondation Copernic qui va bien plus loin que les micros-trottoirs et les analyses journalistiques dont nous sommes abreuvés depuis des semaines.  Il est écrit par des intellos de gauche qui se sont frottés au terrain pour essayer de comprendre l’incompréhensible. Et il explique comment, en une trentaine d’années, un groupuscule est parvenu aux portes du pouvoir en séduisant les plus pauvres, délaissés par les partis de droite et abandonnés par la gauche « réaliste ». Alors que l’addition des catégories des employés et des ouvriers représente plus de la moitié de l’électorat…

On souhaite qu’on fasse une fiche de lecture de ce bouquin à Emmanuel Macron avant son débat… et à tous les militants « ethnocentriques » qui, comme le relève une note en bas de page citant le sociologue Bernard Lacroix « passent plus de temps avec ceux qui partagent leurs convictions qu’avec ceux qu’ils aspirent à convertir ». 

1 Voter comme au poker

Pourquoi les pauvres votent Front National

Oui, oui il existe ce jeu ! Mais bien moins marrant que Fiscal Kombat. 

L’une des caractéristiques du vote FN, c’est qu’on ne vote pas pour un programme et à peine pour des idées. Les électeurs votent d’abord FN, parce qu’ « ils ont tout essayé » mais que ni la gauche, ni la droite n’ont " réussi à régler leurs problèmes". Alors, on va choisir Marine Le Pen « tant est de nos jours impérieuse la tentation de renverser la table, de tenter autre chose, pour comme au poker, simplement « voir » ». Et parce que finalement, ça n’a « aucune importance ». En tout cas, pas l’importance que les 15 à 20 % d’électeurs politisés et impliqués accordent à leurs votes.

Les Lepénistes des champs vont jusqu'à s'amuser de ce vote comme s'ils jouaient un bon tour. C'est ce que raconte, dans une anecdote assez savoureuse qui étaie la thèse de ce livre, l'apiculteur Laurent Pasteur sur facebook entre les deux tours. Ce néorural relate un apéro avec deux voisins du Limousin. "L'un encore ouvrier, l'autre au chômage. Ils ne font pas de politique et n'ont jamais été syndiqués. Ils suivent l'actualité et y comprennent très bien qu'ils ne sont plus de ce monde dont on leur parle, qu'ils en sont définitivement les exclus.

Les atermoiements sur le passé et les fondamentaux du Front National n'ont plus de prise : "elle a changé", "elle a fait le ménage".

Les accusations sur les maux qui ruinent la France et donc leur présent font tous mouche : l'Europe, l'euro, les étrangers, les musulmans, les autres quoi, ...

Les réfutations sur les anti Le Pen tout autant : des politicards, des intellectuels, des bourgeois, des parisiens, les autres quoi...

Mes deux voisins sont gentils, pas agressifs, prêts à courber encore l'échine sous Macron. Mais à l'idée que "Marine" puisse passer leur visage s'illumine et sourit.

C'est ce bonheur gavroche qui m'a frappé !

Cette joie naïve, ce bon tour qu'ils pourraient enfin jouer à l'encontre de tous, c'est d'ailleurs ce qui anime leurs samedis au Café des sports et leurs dimanches aux concours de belote. Ils ne sont pas sur Facebook. Ils ne vont pas dans les meetings. Ils sont juste oubliés au fin fond de notre France profonde. Ils sont plus nombreux que la place qu'on leur accorde et tiennent entre leur main une possible revanche sur tous les plus nantis qu'eux. Et ils se foutent bien de savoir si les choses seront mieux ainsi : ils n'imaginent pas qu'elles puissent être pires..."

C’est le dégagisme ultime. Qu’est-ce qu’on a à perdre quand on n’ a jamais été du côté des gagnants ? Parmi les plus pauvres, la connaissance des programmes est très parcellaire. Pour Gérard Mauger et Willy Pelletier qui ont coordonné le livre Les classes populaires et le vote FN, il y a « une relation très étroite entre le capital scolaire et les chances d’avoir une opinion ». Les témoignages abondent de gens qui n’ont pas le temps ni l'envie de s’intéresser à la politique mais sont finalement séduits par une pensée simpliste certes, mais qui au moins a le mérite d’être en résonnance avec leurs (re)sentiments. 

2 Comment la tripartition favorise le vote FN

Il y a un concept d’Olivier Schwartz plusieurs fois cité dans tout l’ouvrage qui explique en grande partie comment le FN a su capter le vote des classes populaires, c’est la tripartition de la conscience sociale. Je ne vais pas vous faire un cours de socio, mais c’est facile à comprendre. Traditionnellement, les pauvres, les « petits », les ouvriers, les employés se sentent exploités, méprisés et spoliés par « ceux d’en haut » (les patrons, les gouvernants, les riches). Aujourd’hui, ils ont le sentiment d’être de surcroit arnaqués par ceux d’en bas (les chômeurs qui profitent du système, les jeunes glandeurs, les immigrés, les migrants, les assistés). A ces derniers les prestations sociales, l’assistanat…

Cette tripartition est redoutable et peu importe qu’elle soit ou non fantasmée, aucun fact checking n’en vient à bout. Tandis que le nouveau FN de Marine Le Pen a su capitaliser ce ressentiment très largement partagé. 

3 L’alliance de l’Atelier et de la Boutique

Le vote FN a longtemps été perçu comme celui de nostalgiques crypto fascistes de Pétain et de poujadistes teigneux. On sait depuis que le Monde , Le Fig et Libé font leurs unes sur le thème, qu’il est aussi un vote périurbain, de la France de l’Est et des zones en déshérences. Mais dans une intéressante contribution aux classes populaires et le vote FN, le professeur de science politique Daniel Gaxie va plus loin et fait l’addition qui explique le score actuel de Marine Le Pen.

Le Front National ratisse en effet aujourd’hui beaucoup largement qu’en 2002. Il faut ajouter aux catégories ci-dessus citées :

-      les traditionnels cathos tradi séduit par Marion Maréchal Le Pen,  boostés par le Manif pour tous et les attitudes équivoques de Sens Commun et de la hiérarchie de l’église.

-      Les uniformes sous toutes les coutures (policiers, gendarmes, pompiers, gardiens de prisons…) tous sensibles à la délinquance et qui ont des « perceptions négatives des immigrés »

-      Les professions touchées par les politiques publiques européennes (pécheurs, agriculteurs, chauffeurs routiers…).

-      Des artisans, des commerçants et leurs conjoints qui pensent que les taxes confisquent le fruit de leur travail pour nourrir des fonctionnaires et des immigrés qui ne veulent pas travailler.

-      Et enfin les ouvriers et les employés précarisés qui estiment que les aides publiques devraient leur être réservées en priorité.

Ces deux dernières catégories sont d’ailleurs a priori les plus antagonistes et jamais depuis l’éphémère expérience du général Boulanger, on n’avait réussi l’alliance de l’Atelier et de la Boutique.

C’est le tour de force du Front National. Mais, ce conglomérat d’intérêts finalement contradictoires, c’est aussi sa faiblesse… (voir point 7)

4 Pourquoi on vote FN à la campagne alors qu’il n’y a pas d’immigrés

C’est la question qu’on se pose tous en ville. Emmanuel Pierru et Sébastien Vignon y répondent en grande partie dans Les classes populaires et le FN après une longue observation du village de Saint-Vast (662 habitants) dans la Somme. Ici, 80 % des actifs sont employés ou ouvriers. La population augmente (+ 100 habitants en une décennie), mais les commerces ferment (et la Poste aussi). Il y a surtout à Saint-Vast une « dévaluation de l’autochtonie ». Derrière ce jargon universitaire, il faut comprendre que toutes les pratiques locales disparaissent. Le sport traditionnel picard, la longue paume, est remplacé par le tennis dans un bourg voisin. La fanfare « a carrément explosé ». Et les plus dévoués ne sont plus demandés : il y a une « élévation du seuil de compétences » pour s’engager chez les sapeurs pompiers volontaires ou exercer un mandat municipal. Ceux qui n’ont plus les clefs du savoir, et a fortiori du pouvoir, se réfugient devant la télé : « On ne compte plus les électeurs qui déclarent voter FN « à cause de tout ce qu’on voit à la télé, on a peur que ça vienne chez nous ».

Il n’y a pas besoin d’immigrés pour voter Marine Le Pen à Saint-Vast... 

5 "Je suis raciste mais…"

C’est Maurice qui parle. Il a 52 ans, il est pompiste et il dit au sociologue :

-      Je suis un peu raciste. Un peu beaucoup même (sourire)

-      C’est quoi pour toi être raciste ?

-      Bah je les aime pas, c’est tout. J’aime pas leur façon de vivre, de s‘habiller. J’aime pas…

-      Tu ne pourrais pas être ami avec eux alors

-      Non.

-      Ou boire avec eux ?

-      Boire un coup peut-être, mais pas plus."

La conversation se poursuit. Maurice dit que «  les maghrébins tout ça, ils nous tutoient » Et ça le choque. Le sociologue le laisse parler. Et ça finit ainsi...

-      Peut-être que demain il y en a un qui habiterait à côté de chez moi, ça se passerait différemment, on sait pas. J’ai jamais vraiment eu de contacts avec eux donc je peux pas euh à première vue, je les aime pas trop. On dit qu’on est raciste."

D’après les auteurs, on met toujours l’accent sur les « Je ne suis pas raciste mais… » en oubliant qu’il y a tout autant de « Je suis raciste mais… ». La nuance est pourtant de taille et elle est révélatrice d’un état d’esprit. Celui qui prononce cette phrase face à un intello parigot est conscient de l’effet qu’il produit. Mais c’est d’abord une provoc adressée à ceux qui sont l’incarnation d’un autre racisme : le racisme de classe. Maurice et tant d’autres affirment qu’ils sont racistes comme ils pourraient dire « Moi je suis pauvre » ou « Moi je suis bête» :   « On s’affuble soi-même de la tare dont on vous soupçonne, on endosse l’injure par provocation ».

Le raisonnement n’est pas tiré par les cheveux. Il y a une véritable souffrance du « plouc » qui se sent méprisé par ceux qui sont mieux nés. Et qui sont (souvent) de gauche…

6 L’abandon de la gauche

Sans jamais le citer, car ce n’est probablement leur tasse de thé à la fondation Copernic, le concept d’insécurité culturelle cher à Laurent Bouvet irrigue l’ouvrage Les classes populaires et le FN. Mais ce n’est pas le seul point commun entre les sociologues et le politologue. Il y a dans le vote FN un sentiment d’abandon de la part des élites de gauche, du PCF version Robert Hue aux socialistes Cahuzac.  En escamotant le peuple prolo et en oubliant qu’il était, somme toute, majoritaire, la gauche a laissé sa base électorale migrer vers celle qui savait leur parler.

Et pendant ce temps, la « petite bourgeoisie socialiste » prospère dans la fonction publique et présente des candidats issus des secteurs économiques protégés...

Le PCF et ses filiales syndicales (CGT) ou humanitaires (Secours populaire) fut aussi longtemps un rempart contre les dérives identitaires. Mais ce système fonctionnait lorsque les ouvriers travaillaient dans de grandes entreprises implantées dans des communes homogènes où le parti pouvait entretenir un maillage clientéliste qui laissait l’opportunité aux ouvriers de progresser… et de se faire élire.

Las ! La désindustrialisation, la délocalisation, la robotisation et la vogue des petites unités de production ont laminé les usines et désespéré Billancourt. Quand une usine ferme, on vote FN. 

Les emplois précaires du tertiaire limitent la syndicalisation et a fortiori la politisation. Alors, les pauvres sont (au moins) toujours aussi nombreux, mais il n’y a presque plus de fierté ouvrière. Il ne reste que les clivages « ethno-racistes : « ultime refuge identitaire de ceux qui pensent n’avoir plus guère d’identités sociales à faire valoir »…

7 Marine a un talon d’Achille

La France est le seul pays d’Europe ou un parti d’extrême droite rassemble au moins un votant sur dix depuis 32 ans. Le 7 mai, ce sera quatre votants sur dix. Ou plus. Pendant 32 ans, la gauche, la droite et le centre ont combattu les Le Pen avec les mêmes arguments totalement inefficaces et que martèle à nouveau Emmanuel Macron cette semaine. Car que le FN ait des racines pétainistes, des relents racistes ou un programme économique délirant, ça ne change rien à l’affaire. Le parti prospère dans une France qui se sent déclassée et insécure, menacée par l’immigration, encerclée par le reste du monde et méprisée par des élites qui ne la protègent plus.  Les passions tristes (le ras-le bol, la défiance, les ressentiments, l’exaspération…) qui nourrissent le vote lepéniste ne sont pas sensibles à l’optimisme bienveillant de la France repue.

Le FN occupe un terrain abandonné au profit de la France utile (celle des métropoles et de l’Ouest Atlantique). Il a pris place, sans même prendre la peine de militer, dans des territoires où autrefois un maillage de partis, de syndicats et surtout d’associations occupait l’espace et les esprits.

C’est son premier point faible. Car contrairement au PCF, le Front national ne dispose pas de relais associatifs et humanitaires.  Et dans les Classes populaires et le FN, une intéressante contribution de Julian Mishi souligne que là où les militants cocos et leurs anciennes dépendances (CGT, Secours pop’) sont actifs, le FN rencontre des résistances.

Le discours mélenchoniste a pu aussi séduire comme l’exemple de Dimitri le souligne plus haut, une grande partie des jeunes classes populaires qui n’avaient pas d’autres horizons que l’abstention ou le vote Lepéniste. Bon, mais l’attitude ambiguë du sur-commandant Jean-Luc et l’intransigeance macronienne sur les questions sociales ne vont certes pas les inciter à voter contre Marine au deuxième tour.

Mais il reste un dernier angle d’attaque et un véritable point faible qu’aucun candidat n’a su exploiter et que suggère le sociologue Daniel Gaxie dans ce livre. C’est que le conglomérat qui vote FN se révèle  « non seulement disparate, mais de surcroit divisé ». Les choix politiques de l’Atelier et de la Boutique ont presque toujours été divergents voire carrément opposés. Exemple : « Des membres des professions indépendantes sont dans une hostilité de principe aux aides et protections sociales, alors que beaucoup de salariés rejettent leurs usages abusifs, notamment parmi les immigrés, mais n’envisagent pas un instant d’en réclamer la suppression ». 

Ces contradictions à l’intérieur du conglomérat touchent de nombreux domaines, y compris en matière de culture ou de moeurs. Les cathos très tradis homophobes qui votent Marine sont bien éloignés de la culture porn’ affectionnée par les jeunes des classes populaire et mise en en évidence dans une récente étude.

Mais c’est surtout l’alliance improbable de la Boutique et de l’Atelier qui reste le talon d’Achille de Marine Le Pen. On ne peut pas défendre à la fois la feuille de paye et la baisse des couts salariaux.  Les électeurs du FN ne sont pas assis sur la même chaise mais personne ne le leur dit. Et le jour où ils s’en rendront compte, il sera trop tard…

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